Les Ténébrans adoptent le système terrien…
18. VUE
DE LA RECONSTRUCTION,
ou
JOURS HEUREUX
SUR LA MODERNE TÉNÉBREUSE
de Paula Crunk
– Pardonne-moi, vai dom, dit le berger, l’air passablement désorienté, mais comment je vais défendre mon troupeau sans mon arc ? Le Seigneur Alton me permettait de m’en servir, ou au moins, il ne disait rien contre…
– Appelle-moi Rafaël, s’il te plaît. Tu sais que les anciens titres ont été abolis, dit le nouveau chef intérimaire du District Régional d’Alton. Le Pacte interdit formellement toute arme dont la portée dépasse la longueur du bras. Tu as été surpris avec une telle arme en ta possession. La preuve est indiscutable, je pense. Mais si tu veux demander miséricorde…
– Miséricorde, Seigneur ? grimaça Piedro. Ouais, c’est ce que je vais faire, pour que tu m’enfermes pas dans une de ces nouvelles cages des Terranans, pa’ce que j’ai des mioches et une femme malade, et ils crèveraient de faim.
– Ces craintes sont exagérées. Comme c’est ton premier délit, une petite amende suffira. Et quand tu auras des problèmes avec la bande de Des Trailles, je te conseille de le signaler au poste de garde local.
– Mais, Seigneur, le chef de poste demande un rapport écrit en quatre exemplaires, sinon, il ne peut rien faire. On m’a dit que c’était la nouvelle façon de faire les choses, adéquate et efficace. Malheureusement, je ne sais ni lire ni écrire, et le scribe du village ne peut pas m’aider, étant occupé jusqu’au solstice d’hiver avec la paperasse de ta Seigneurie.
– Tu devrais fréquenter les cours pour adultes qu’offre la mairie.
– J’ai pas le temps !
– Eh bien, prends-le. Si tu n’étais pas si ignorant, peut-être saurais-tu ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Je passe la moitié de mes matinées à expliquer à des débiles ce que tout le monde devrait savoir, grommela le jeune homme. Bon, en ce qui concerne cette amende…
– J’ai pas l’argent, dit Piedro, réprimant un cri en entendant la somme. Mais si le vai dom voulait bien accepter une jeune brebis et ses deux agneaux, tous en parfaite santé…
C’est moins que ce que m’aurait pris Des Trailles, pensa-t-il sombrement.
L’administrateur leva les yeux au ciel. Aldones seul savait ce que penseraient ses supérieurs de cette façon rustique d’administrer la justice ! Toutefois, en certaines circonstances, on lui avait recommandé de procéder lentement. On ne pouvait pas demander à un Homme-Chat de changer ses yeux jaunes pour des yeux bleus du jour au lendemain, ou à un peuple arriéré d’adopter tout d’un coup la civilisation.
– Fais estimer la valeur de tes bêtes par l’employé du tribunal. Cela devrait régler l’affaire. Mais je t’avertis qu’il t’en cuira si on te reprend jamais avec un arc.
– Oui, Seigneur, je comprends.
De nouveau, Piedro ôta respectueusement son bonnet en prenant congé. Rafaël feignit de ne pas le voir.
– Bon, cette histoire de chieri qui proteste contre la nouvelle scierie de la Forêt Jaune, n’est-ce pas hors de notre juridiction ? demanda-t-il à son assistant, tandis que le berger refermait la porte derrière lui.
Une fois dehors, Piedro avala quelques grandes goulées d’air froid et revigorant, doublement rafraîchissant après ces tristes minutes passées dans la salle enfumée. C’est que ce jeune homme ne se donnait même pas la peine de dissimuler son vice !
– Je parie que c’est aussi un porteur de sandales, grommela Piedro.
Il alla vivement chercher les moutons qui lui serviraient à payer l’amende, et aussi un petit sac de sekals qu’il conservait en vue de calamités de ce genre. Il était sûr de pouvoir réaliser un judicieux marchandage : graisser la patte au garde qui l’avait arrêté pour qu’il lui rende son arc.
Dès qu’il pourrait, il irait s’établir avec sa famille sur les terres des Di Asturien, où, lui avait-on dit, tout se passait encore, de façon beaucoup plus satisfaisante, à l’ancienne. Le monde changeait peut-être, mais sûrement qu’un homme n’était pas obligé de changer avec lui, quelles qu’en soient les conséquences.
Mais cet incident avec Sa Haute Puissance lui resta sur le cœur. Tellement qu’il échafauda des plans qui s’épanouiraient juste après son départ. La vieille leronis qui vivait plus bas sur la colline, où elle avait fui le bruit et la pollution de la petite Cité du Commerce qui s’était construite autour d’Arilinn, ne fut que trop heureuse d’aider Piedro. Elle renonça même à ses honoraires habituels.
Quelques décades plus tard, le bruit se répandit autour d’Armida que son dernier occupant avait été emmené au service psychiatrique de l’hôpital général de Thendara, dans un état pitoyable. Certains disaient même qu’il avait été ensorcelé, quoique ce genre de langage fût maintenant désapprouvé comme superstitieux par les enseignants formés sur Terra.
L’infortuné administrateur était tombé dans une sorte de transe, dont personne ne parvenait à le tirer. On disait qu’il ne cessait de murmurer : « Le banshee est presque sur moi. Qu’Aldones me vienne en aide ! Oh, où est mon arc ? » Puis il ajoutait, d’un ton tout différent : « Mais ce n’est pas autorisé. » Il gesticulait frénétiquement, comme pour atteindre quelque chose, puis s’immobilisait, au prix d’un gros effort. C’était un triste spectacle, surtout quand on s’aperçut que l’oiseau fantôme lui reniflait le cou…
Les bonnes gens du village branlaient du chef, et disaient d’un air finaud qu’il fallait s’y attendre, vu que le Nouveau Conseil avait choisi un seigneur d’une branche cadette de la Lignée notoirement instable des Ardais. Naturellement, les villageois furent informés que le poste avait été, et serait encore, pourvu après « examen », comme il convenait. Cela bien considéré, beaucoup décidèrent de suivre l’exemple de Piedro. Armida ne les vit plus.
Quant à Piedro, la dernière fois que son chroniqueur eut de ses nouvelles, il vivait dans les Heller, où il ne prospérait pas plus que tous ceux qui refusent l’aide de nos généreux amis terranans. Il augmente ses maigres revenus en livrant de temps en temps, contre récompense, un bandit blessé, censément arrêté en train de voler le digne berger. Personne dans son bon sens n’écoute les divagations de ces canailles concernant les prétendues violations de leurs droits et du Pacte par Piedro.